Critique de De Vulgari Eloquentia

Après "Le cercle des poètes disparus" du talentueux cinéaste Peter Weir, voici à présent le cercle des "De Vulgaristes Eloquents", formé autour d'un jeu qui a pour auteur le non moins talentueux Mario Papini. Le parallèle peut vous paraître étrange, mais De Vulgari Eloquentia fait vraiment penser à un jeu d‘initiés, avec un thème et un déroulement franchement hermétique aux profanes.

Il est vrai que lorsque vous lisez la présentation au dos de la boîte, il n'est pas interdit de rester perplexe : on vous parle d'œuvrer à la création d‘une langue commune appelée "Volgare", de la Divine Comédie, du Cantique du soleil, d'évoluer dans l'échelle sociale etc… et même de devenir Pape !

"Pardon m'sieur le vendeur... il y a pas une erreur là ? Vous êtes certain que c'est un jeu de plateau ?"

Et bien oui, De Vulgari Eloquantia est bien un jeu de plateau, au thème original et rafraichissant pour les uns, absolument improbable pour d'autres. Édité par l'italien Giochix et le français Matagot, voyons à présent cette curiosité de plus prêt…

Matériel

Un plateau, des tuiles, des pions, des cubes, des caches…oui, c'est très banal, mais en revanche, le design de l'ensemble ne l'est pas. Certains parmi vous se souviendront peut-être qu'en 2005, était arrivé sur les étals un jeu appelé « Siena », du même Mario Papini. L'aspect du jeu avait déjà surpris, surtout le plateau qui était la reproduction d'une fresque du XIVième siècle. Avec DVE, on retrouve des illustrations réalisées dans le style médiéval que semble apprécier l'auteur du jeu.

Le plateau est divisé en trois parties. A gauche, nous avons une représentation de l'Italie, de la Sicile et de la Sardaigne…heu…de la Corse aussi hein (houlà ! J'ai failli l'oublier ! Faut dire qu'elle a seulement une utilité décorative dans le jeu). Apparaissent des régions colorées (couleurs qui correspondent aux langues usuelles qui y étaient parlées), divisées en plusieurs Provinces. On aperçoit aussi des emplacements destinés à recevoir des tuiles évènements. Autant vous le dire tout de suite, il y a une erreur : l'un de ces emplacements ne sert à rien. Au milieu, une bande traverse le plateau dans le sens de la largueur. C'est ici qu'on dispose certains éléments dont je vous parlerai plus loin. Enfin, à droite, on a diverses "pistes" sur lesquelles les joueurs vont batailler pour faire progresser leurs marqueurs, et un tableau où seront installées des tuiles "manuscrits", objet de bien des convoitises. Le tout est entouré non point d'une classique piste de scores mais de connaissance, destinée à mesurer le niveau "culturel" de chacun des joueurs.

Certaines tuiles représentent des personnages (Frêres et Cardinaux) d'autres des évènements. Vous trouverez aussi quelques pièces en cartons pour les ducats, des cubes colorés pour représenter certaines "professions" (éléments très importants du jeu), un pion qui vous représente et des jetons plats pour marquer votre voyage ou votre progression sur certaines pistes. Enfin, des paravents serviront aux joueurs à cacher certaines acquisitions.

Attention là encore, il y a une petite erreur sur les caches : les cubes rouges (politiciens) rapportent 3 votes, les cubes noirs (Nobles) 2 votes (et non l'inverse).

Parfois, les dessins pour évoquer le Moyen-âge dans les jeux de plateau sont un peu kitch, anachroniques et bourrés de clichés, avec par exemple des gars en armure intégrale et rutilante au XIème siècle. Nous sommes loin de cette image ici, et l'ensemble fait plutôt authentique, modeste, j'allais presque dire recueilli, avec des illustrations fines, tout à fait dans l'esprit du jeu et le respect du thème.

Règles

Alors, avant toute chose, je vous rappelle quand même le thème du jeu : à la fin du Moyen-âge, se manifeste en Italie le besoin de remplacer les différents dialectes et le latin dans la rédaction des contrats commerciaux, des documents administratifs ou des ouvrages savants, par une langue commune. Le choix de la Volgare va s'imposer pour diverses raisons, et il vous faut maintenant mener une véritable quête pour acquérir des manuscrits en dialectes divers, de la connaissance pour les comprendre, et ne pas oublier de gagner quelques ducats. Vos pérégrinations vous aideront alors à vous élever dans la hiérarchie sociale.

Le livret des règles est en couleur et en 4 langues. La version française occupe 11 pages assez denses, avec néanmoins des illustrations, des exemples dans les marges ou des rappels de points de règles importants.

En apparence, le mécanisme de base semble assez simple. Vous devez dépenser 5 jetons d'actions en les posant aux endroits voulus sur le plateau. Le joueur suivant les ramassera à son tour, en poser un ici, deux par là, un autre ailleurs, etc…facile non ?

D'accord, mais alors on peut faire quoi ? Tout d'abord, vous faites un voyage, donc il y a des règles pour se déplacer, et pour "récolter" sur certaines provinces de l'argent (si vous êtres marchands), des connaissance et provoquer certains évènements. A noter que vous pourrez faire cela une seule fois au même endroit : vous pourrez revenir dans une province que vous aurez déjà visité, mais vous n'y gagnerez rien. Chose intéressante, vous "marquez" votre passage dans une province par un jeton qui y restera jusqu'à la fin du jeu. Vous pourrez alors une fois la partie finie admirer votre parcours et celui des autres.

Vous pouvez agir sur les différentes pistes dont je parle plus haut, et elles demandent un nombre de jetons d'action variable pour être activées. Certaines imposent des contraintes particulières pour pouvoir y jouer, que ce soit en terme de nombre de tours joués ou selon la province où vous êtes situé.

Il serait bien fastidieux et inutile de vous les décrire, encore plus si vous n'avez pas le jeu sous les yeux. Sachez néanmoins que la complexité du jeu vient en grande partie de ces pistes aux noms évocateurs ou mystérieux comme "Cantique du Soleil", "Commerce avec l'Orient", "Devinette de Verone", "Salterio", "Bibliothèque du Vatican", etc…

Élément important qu'il faudra prendre en compte : les personnages. Un marchand (nous sommes tous marchand au départ) pourra au cours de la partie, devenir Frère, et prendre l'un des 5 pouvoirs associés. Il perdra son statut de marchand, ne pourra plus gagner d'argent en voyageant dans les régions économiques d'Italie, mais percevra l'aumône (auprès du joueur marchand le plus riche) et faire toujours un peu de "Petit commerce". Il pourra en outre s'élever au rang de Cardinal et changer une nouvelle fois de compétence à cette occasion.

On accumule pas des points de victoire dans ce jeu, mais des points de Volgare... ce qui présente l'avantage de s'écrire aussi PV.

La fin de partie est toujours stressante, car elle intervient après la mort du pape. Sur 5 tuiles placées au hasard et face cachée, on en retourne une à partir du 12 ième tour ; la partie peut alors s'arrêter à partir du 13 ième tour, 16 tours étant le maximum. Une première tuile annonce que le pape n'est pas bien, une seconde identique annonce que "Le Pope est mart" comme entendu sur une radio à la mort de Jean XXIII (pour l'anecdote, le malheureux journaliste, voulant se corriger, a enchaîné par "Le Saint-Mère est port"). Là, tout le monde se rend à Rome et on joue un dernier tour.

En fait, on réalise que Mario Papini est parti du thème avant de mettre en place les différents mécanismes, d'où des règles conséquentes, avec des particularités qui rendent le jeu relativement complexe. Il faudra donc effectuer plusieurs lectures attentives des règles pour ne rien laisser passer.

Durée de vie

En deux mots, "Très importante". De Vulgari Eloquentia est un jeu tentaculaire pour joueurs confirmés. C'est un jeu qui nécessite un certain apprentissage et une fois ce cap passé, y jouer correctement demandera à la plupart des joueurs quelques parties.

Mais à chaque fois, c'est une nouvelle aventure qui commence. Vous allez devoir choisir les étapes d'un voyage initiatique tout en forgeant votre destin. Certes, les joueurs auront l'occasion de réaliser quelques affaires lucratives en ducats, mais nous ne sommes pas dans le bling-bling, l'argent est seulement un moyen. Être riche, ça aide, mais cela ne garantit pas la victoire ; dans DVE, la Culture, l'acquisition de manuscrits et éventuellement élévation dans le spirituel sont des voies possibles et importantes pour la victoire.

Donc vous pouvez rester commerçant, mais vous pouvez choisir de rentrer dans les Ordres. Rien que sur ce dernier point, il y aurait beaucoup à dire. En effet, si vous êtes le premier à vouloir devenir « Fra », vous devrez choisir l'un des 5 Frères aux capacités différentes. Si vous êtes ensuite le premier Frère à décider de monter en grade dans la hiérarchie ecclésiastique, vous pourrez alors opter pour l'un des 5 cardinaux aux avantages différents également : Il y a donc potentiellement 25 voies de carrière possibles quand vous épousez l'Église, Et ce n'est là qu'un aspect du jeu.

On peut gagner en restant Marchand, Frère, ou Cardinal, et accéder à un statut final au moment du décompte : Banquier pour le marchand, Moine pour le Frère, Chambellan ou Pape pour le Cardinal. Pour cela, il faut pouvoir se faire appuyer par des politiciens, des nobles ou des abbesses. Ces appuis sont symbolisés par des petits cubes installés aléatoirement au début de la partie dans la partie centrale avec les évènements. A chaque tour, correspond un "lot" dans lequel les joueurs pourront se servir, soit gratuitement (copistes, nobles), soit en payant (Abbesses, politiciens).

A la possibilité de gains de points pour le statut, s'ajoutent (tenez-vous bien) huit sources de points supplémentaires, dont l'une des plus importantes est celle des manuscrits récupérés, le plus recherché étant le Lingua Volgare qui rapporte 8 points. Je vais m'arrêter là, devant passer sur d'autres aspects importants comme la piste de l'orient, le messager de Bologne (deux pistes qui ont provoqué quelques débats), le stupor mundi, etc...

Point important, DVE est intéressant dans toutes les configurations recommandées. Je n'ai pas joué à 2, mais dans cette configuration aussi, les retours sont bons.

Alors pour résumer, DVE est un jeu profond, d'une grande richesse stratégique, avec en plus une situation de départ (cubes politiciens, nobles, etc... et tuiles événements) toujours différente. Il demande pas mal de réflexion et de l'anticipation. Il faut veiller au timing pour effectuer certaines actions et être attentif à ce que font vos adversaires. Car l'interaction est forte à ce jeu, avec un peu de hasard (l'apparition des manuscrits) pour pimenter un ensemble déjà bien épicé. Maintenant, en raison de son thème, de son aspect et de ses mécanismes, De Vulgari Eloquentia peut complètement séduire comme totalement repousser. C'est à vous de voir...

Le conseil de Jedisjeux

Le terme de stratégie est parfois employé à tort et à travers quand il s'agit de décrire les possibilités offertes dans des jeux essentiellement tactiques. Mais dans le cas de DVE, on peut vraiment parler de stratégie, c'est-à-dire qu'il faut anticiper et échafauder un plan d'ensemble, et se préparer à prendre des décisions importantes à des moments précis ; on pourrait rédiger tout un guide stratégique sur De Vulgari Eloquentia ; il serait donc bien prétentieux et vain de vouloir donner des conseils en quelques lignes. Je vais m'en tenir à quelques indications de base, puis vous donner des liens pour aller plus loin sur le jeu.

Au début, il faut bien "lire" le plateau, et observer la disposition de certains éléments comme les "cubes personnages ", le tour d'arrivée d'une tuile évènement qui pourrait vous intéresser, les manuscrits proposés : cela vous donnera déjà une indication sur la région où poser votre pion voyageur. Puis, il faut toujours surveiller l'avancée des pions adverses sur les différentes pistes, la position de leur pion voyageur sur le plateau, et surtout l'ordre du tour. Bien sur, le choix le plus délicat est celui de la carrière.

Un exemple : le cursus ecclésiastique. Essayez d'évaluer le mieux possible le Frère qu'il vous faut en fonction de vos forces ou faiblesses, et surtout de vos intentions futures. Même chose pour le cardinal. Évidemment, plus vous tarderez, plus vous prenez le risque d'avoir moins de choix si d'autres joueurs se décident à entrer dans les Ordres. Mais vous pouvez aussi décider de rester commerçant. Quelles que soient vos décisions, elles impliqueront des conséquences importantes pour vos actions futures.

Il existe la stratégie dite "Du marchand pauvre", la stratégie dite "De la diagonale du fou" (fdubois et Palferso), la stratégie "Sans devinette ni cantique" (Palferso), la stratégie "Marchand amateur de livres" (Palferso encore je crois), la stratégie "du moine trappiste" (Unkle) etc... heu faites gaffe, il y a aussi la stratégie du pape qui termine dernier (n'insistez pas je donnerai pas de nom).

Pour finir, voici quelques lectures et documents que je vous recommande pour aller plus loin…

1- Plato n° 37 Avril-Mai 2011 : 6 pages sur De Vulgari Eloquentia. Un entretien avec monsieur Mario Papini, et un article analytique de monsieur Fabien Palfer-Solier.

2- Site de monsieur Thomas Cauet "A la carte" : Les cartes "Frêres"

3- Sur Ludigaume, vous trouverez de nombreux document dont notamment des aides de jeu de messieurs Fabrice Dubois, Loïc Vinet et Philippe Lalanne.

Une perspective thématique

Aides de jeu :

http://www.ludigaume.be/v3/php/lg_visit_us.php?id=398

http://www.ludigaume.be/v3/php/lg_visit_us.php?id=381

Erratum/FAQ

Un document sur lequel vous appuyer pour expliquer le jeu

4- Les nombreux comptes-rendus de parties sur Jedisjeux, réalisés par messieurs Ricoh, f.dubois…et votre serviteur.

Avis de la rédaction

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DVE est un jeu riche, mais peut-être un peu trop. Le nombre d'actions à entreprendre est grand et la lecture du jeu pas évidente, d'autant que le plateau oublie de préciser des choses essentielles. La lecture des règles laissait présager un jeu avec un thème fort, mais la quantité de mécanismes à retenir nous oblige à nous concentrer sur le système plutôt que sur le thème. C'est frustrant, et au final, on ne pense plus que la zone bleue du plateau correspond à un dialecte parlé uniquement au nord de l'Italie, cela devient juste un endroit où il faut déplacer son pion pour pouvoir prendre le dernier manuscrit bleu. C'est dommage, avec des mécanismes plus simples, on aurait pu avoir un thème encore plus fort, et un plaisir de jeu décuplé. Ça n'en reste pas moins un jeu très intéressant pour peu qu'on lui donne sa chance.
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De Vulgari Eloquentia est selon moi un grand jeu, par son thème original, ses mécanismes variés et sa grande profondeur stratégique...c'est un jeu au charme rare et subtil, mais qui s'adresse essentiellement aux "gamers" faut bien l'admettre. Il est d'une prise en main parfois un peu difficile et demande quelques efforts pour retenir l'ensemble des règles... et puis il vous faudra au minimum 2 ou 3 parties pour savoir "ce qu'il faut faire quand il faut le faire". Ceux qui l'ont souvent pratiqué doivent être surpris néanmoins par la relative confidentialité de DVE sur un site comme BGG par exemple. C'est en effet un jeu qui a son public de convaincus, mais un public pour le moment assez restreint semble-t-il. Je vous encourage vivement à l'essayer, si possible avec un joueur qui le connait déjà bien, à moins que vous cherchiez à vous muscler les bras en participant au tour d'Italie à la rame (j'en ai marre d'utiliser le terme galérer). En tout cas, il a bien du talent ce monsieur Papini...
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